Gustave Mathieu

1808 - 1877


A Samois, entre Valvins et Fontaine-le-Port, le poète Gustave Mathieu possédait une île
grande comme une barque et une fille que sa fantaisie avait élevée de la plus bizarre façon.
Un jour, il forma le projet de marier sa demoiselle a Champfleury et de donner l'île en dot.
Le chansonnier invite l'écrivain à venir passer mai dans ses terres; on festoie chaque jour,
les semaines s'envolent a tire d'ailes, et Mathieu, au langage plein d'hyperboles et dont les
images enflent toutes choses, finit par persuader Champfleury que sa fille est la femme par
lui rêvée et promise de toute éternité pour le bonheur.
Le poète exalte le bohème, le père surexcite l'amant, et voilà qu'un jour, sans que le malheureux
y ait vraiment consenti, on publie les bans à l'église et on les affiches à la mairie.
Quand Champfleury voulut parler d'amour à sa fiancée, elle lui répondit froidement
< Je ne vous épouse point, monsieur, parce que je vous aime; mais je désire me marier et,
comme mon père exige que ce soit vous.
Elle n'acheva point, et le fiancé s'en retourna à Paris.
< Tu te maries mercredi, lui écrivit Mathieu , >
Le mercredi matin, tous les invités se trouvaient réunis sur les bords de l'île, la mariée était couronnée
d'oranger, les casseroles faisaient un tapage d'enfer, les feux flambaient dans les fourneaux; tous étaient
à leur poste, tous, excepté le marié.
Les trains succédaient aux trains, apportant des tournées d'invités en habit, de gala ils arrivaient tous
en criant des hourras joyeux, cherchant le marié et désireux de fêter la mariée.
Seulement, on attendait, toujours Champfleury, qui n'apparaissait point.
Les heures s'écoulaient lentement Mathieu devenait, à chaque minute, plus inquiet et plus pensif.
Sa fille s'était retirée, comme Briséis, dans sa chambre.
Le mariage était pour dix heures.
M.de Champfleury n'était point encore arrivé.
Il n'arriva jamais.
Au lieu de se marier, il s'était rendu à Bruxelles, au banquet donné à Victor Hugo, au sujet des Misérables
Le retour de cette noce ratée venant prendre le chemin de fer à Bois-le-Roy je m'en souviendrai.
Toujours !
Pauvre Mathieu et sa fille, qu'on croyait déjà madame et que tous les paysans s'acharnaient
à appeler Mme Champfleury !
C'était féroce .
Ne croyez point que cette aventure corrigeât le poète.
Non, Gustave Mathieu continua, comme par le passé; à vivre d'illusions et à se nourrir de rêves.
Il maria sa fille, six mois après, à un autre monsieur mais, dès le lendemain, elle quitta son mari pour
vivre seule dans son île.
Elle voulait être mariée, et rien avec.

LOUIS DAVYL

Extrait du journal Le Gaulois du Lundi 26 Juillet 1886 .